11 octobre 2006

L'Utopie




Quand la réalité ne le contente plus, l'homme, par le rêve, lui échappe ; il se dessine, il poursuit à travers l'idéal un état meilleur. Et il a raison ; car cette réalité dont il souffre n'a rien de défini ; car ce n'est pas en vain qu'au-dessus de toute réalité l'esprit reste libre ; et pour que l'état meilleur devienne réalité à son tour, il faut que long-temps d'avance il ait été pressenti, espéré, conçu dans l'idéal, réalisé dans l'imagination. Le désir sous sa condition normale et légitime, se confond dans l'espérance. C'est l'une des forces fondamentales de la vie humaine. L'homme d'abord rêve donc faute de savoir la vie ; puis, quand il la sait, il rêve encore parce qu'il la sait, pour s'en consoler, pour suppléer à son insuffisance, pour la réparer. Mais le rêve désormais se distingue de la réalité et s'en sépare ; ou bien, s'il compte avec elle, il doit se restreindre, il n'est plus libre. Au fond, la réalité n'est point, comme il semble, hostile au rêve. Loin donc de l'étouffer, elle est bien plutôt son institutrice : c'est par son aide et en elle que le rêve s'instruit ; que sortant de cet été vague et indéterminé, de cet état embryonnaire où il n'est encore qu'un germe infini, mais qui ne saurait vivre, il se précise, il se développe dans ses membres, il s'organise en un monde viable et complet. Tout ce que veut la réalité, tout ce qu'elle peut, c'est de n'être pas méconnue ; il faut donc la reconnaître : en d'autres termes, il faut que le rêve s'en distingue, qu'il s'en sépare, ou plutôt que, la comprenant, il plane sur elle ; et c'est à quoi mènent tôt ou tard ses amères leçons.

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